« Une nuit, une femme est arrêtée dans un
appartement communautaire (cinq familles, vingt-sept personnes). A une voisine,
qui est une amie, célibataire sans enfant, elle a le temps de crier qu'elle lui
confie sa fille, et que, si elle ne revient pas, surtout on ne la mette pas
dans un orphelinat. La voisine tient parole. Elle se voit attribuer une
deuxième pièce, élève la petite qui l'appelle maman Ania. La mère est libérée
dix-sept ans plus tard, et n'en peut plus de reconnaissance. Grâce à Gorbatchev
qui ouvre les archives, elle peut consulter son dossier. Elle découvre qu'elle
doit ses années de camp à une dénonciation. Qui l'a dénoncée ? Maman Ania.
«Vous comprenez quelque chose ? Moi, non, dit Elena Iourevna, ex-troisième
secrétaire du comité régional du Parti, à Svetlana Alexievitch venue
l'interviewer. Et cette femme non plus, elle n'a pas compris. Elle est rentrée
chez elle et elle s'est pendue.» Dans la Fin de l'homme rouge ou le temps du
désenchantement,qui est le dernier volet de la fresque «les Voix de l'utopie»,
il y a d'autres récits où la vie continue, où ceux qui reviennent du goulag
côtoient ceux qui les ont dénoncés...
«Ce n'est pas sur la liberté qu'on s'est précipités, mais sur les jeans», dit Elena Iourevna, qui aurait voulu que le putsch contre Gorbatchev réussisse. Elle pense que Svetlana Alexievitch va effacer ses propos. Mais l'auteur s'autorise un de ses rares apartés, dans l'océan de paroles qu'elle a écopé, avec son magnétophone, pendant quarante ans, depuis que le journalisme l'a menée à la littérature : «Je lui promets qu'il y aura les deux histoires. Je tiens à être une historienne au sang froid, et non une historienne brandissant un flambeau allumé. C'est l'avenir qui jugera.».
«Ce n'est pas sur la liberté qu'on s'est précipités, mais sur les jeans», dit Elena Iourevna, qui aurait voulu que le putsch contre Gorbatchev réussisse. Elle pense que Svetlana Alexievitch va effacer ses propos. Mais l'auteur s'autorise un de ses rares apartés, dans l'océan de paroles qu'elle a écopé, avec son magnétophone, pendant quarante ans, depuis que le journalisme l'a menée à la littérature : «Je lui promets qu'il y aura les deux histoires. Je tiens à être une historienne au sang froid, et non une historienne brandissant un flambeau allumé. C'est l'avenir qui jugera.».
Lu un livre, publié chez Acte Sud, mon
éditeur préféré : « La fin de l’homme rouge », de Svetlana
Alexevitch. L’histoire d’une grande utopie. “Le communisme avait un projet
insensé : transformer l’homme «ancien», le vieil Adam. Et cela a marché… En
soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du
marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo sovieticus.” C’est déjà
lui qu’elle avait étudié depuis son premier livre, publié en 1985, cet homme
rouge condamné à disparaître avec l’implosion de l’Union soviétique qui ne fut
suivie d’aucun procès de Nuremberg malgré les millions de morts du régime.
L’auteur fait résonner les voix de centaines de témoins brisés. Des humiliés et
des offensés, des gens bien, d’autres moins bien, des mères déportées avec
leurs enfants, des staliniens impénitents malgré le Goulag, des enthousiastes
de la perestroïka ahuris devant le capitalisme triomphant… Eva
La Fin de l'homme rouge ou le temps du
désenchantement
Poursuivant son patient recueil de témoignages,
Svetlana Alexievitch ausculte le coeur et l'âme de l'Homo sovieticus, passé
brutalement du totalitarisme au nihilisme.
Voici plus de trente ans
que Svetlana Alexievitch — journaliste et écrivain, naguère soviétique,
aujourd'hui biélorusse — s'est mise à l'écoute. Sollicitant et consignant les
mots, les récits des autres, tous témoins ordinaires de leur temps, pour
composer ce qu'elle appelle des « romans de voix ». Singuliers et poignants
tissus sonores donc, le travail de confection consiste à coudre entre elles les
paroles recueillies, en préservant, outre les faits égrenés, le timbre, la
respiration, les hésitations, les omissions, l'émotion contenue ou éclatante,
la vitalité de chaque voix. Il y eut des voix de femmes soldats et d'enfants,
se souvenant de la guerre entre l'URSS et l'Allemagne nazie (La guerre n'a pas
un visage de femme, Derniers Témoins). Des voix de jeunes recrues soviétiques
fracassées en Afghanistan, mêlées à celles de leur mère, de leur veuve (Les
Cercueils de zinc). Les voix des témoins et victimes de la catastrophe
nucléaire de Tchernobyl (La Supplication). Tout ce vécu, toutes ces expériences
individuelles constituant les archives confidentielles, menacées tant par
l'oubli que par la négation, d'un xxe siècle dont l'historiographie officielle
soviétique s'est employée à brosser un tout autre récit. Une Histoire écrite
par Svetlana Alexievitch à hauteur d'homme — centrée sur le vécu, le
ressenti.
Dans la préface de La
guerre n'a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch expliquait : « Je
n'écris pas sur la guerre, mais sur l'homme dans la guerre. J'écris non pas une
histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments. » De la même façon, au
seuil de La Fin de l'homme rouge pourrait-il être précisé qu'il ne s'agit pas
d'une histoire de l'effondrement de l'URSS et du basculement de l'ancien empire
communiste dans l'âge capitaliste, mais plutôt de l'auscultation du coeur et de
l'âme de ce « type d'homme particulier, l'Homo sovieticus ». Un individu passé
sans transition du totalitarisme à une nouvelle forme de nihilisme. Né et élevé
dans l'utopie socialiste — du moins, son avatar fatigué de l'ère
Brejnev-Andropov-Tchernenko —, brutalement sommé de renoncer à ses routines,
ses savoirs, son histoire et ses mythes, et enjoint à jouir de sa liberté toute
neuve, essentiellement synonyme de consommation effrénée, d'inégalités sociales
criantes, de conflits d'une violence effarante entre les peuples anciennement
rassemblés derrière le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.
Les hommes et les femmes
dont Svetlana Alexievitch a recueilli les confessions racontent ici à mots
concrets leur quotidien, leurs souvenirs d'enfance ; ils confient leurs
aspirations passées ou présentes, leur conception de la liberté ; ils disent
leurs histoires d'amour, leurs deuils, les profonds malheurs et menus bonheurs
dont sont faites leurs vies. En fait, deux générations se côtoient dans ces
pages. D'abord, celle dite « des cuisines » — « C'est à son époque [les années
1960-1970, NDLR] que les gens ont quitté les appartements communautaires et ont
commencé à avoir des cuisines privées dans lesquelles on pouvait critiquer le
pouvoir, et surtout ne plus avoir peur, parce qu'on était entre soi... »
Aujourd'hui sexagénaires,
ils (et elles) furent élevés dans le culte de Lénine, Staline et de l'héroïque
Armée rouge, ils connurent l'enrôlement obligatoire dans les Jeunesses
communistes, la crainte permanente du NKVD (police politique de l'URSS),
l'ombre encore menaçante du goulag. Et en août 1991, ils étaient dans la rue
pour s'opposer au putsch contre Gorbatchev et défendre une certaine idée —
théorique, sublimée — de la liberté. Les voici aujourd'hui las, sidérés,
anéantis, entre découragement et colère. L'un dit : « Nous avons connu les
camps, nous avons couvert la terre de nos cadavres pendant la guerre, nous
avons ramassé du combustible atomique à mains nues à Tchernobyl. Et maintenant
nous nous retrouvons sur les décombres du socialisme. Comme après la guerre...
»
La seconde génération, ce
sont leurs enfants, âgés aujourd'hui de 20, 30 ans, grandis à l'époque
post-totalitaire, mais plongés dans un chaos économique, et surtout spirituel
et moral sans fond ni fin, comme sans issue. Plus souffrants encore, peut-être,
que ceux qui les ont précédés, car comme privés de la faculté d'espérer ou de
rêver — si ce n'est de l'exil. Face à eux, comme face à leurs aînés, Svetlana
Alexievitch se tient avec attention, empathie. Cherchant, explique-t-elle, à «
discerner en chacun d'eux l'être humain de toute éternité », l'élan vital et le
tragique. Si leurs histoires se ressemblent et se recoupent, l'écrivain se
garde de tenter d'en dresser une synthèse — c'est dans leur diversité, autant
que dans leurs similitudes, que réside toute la richesse de ce grand livre
d'histoire humaniste, tout ensemble infiniment douloureux et formidablement
vivant. Qui souvent fait revenir à l'esprit cette réflexion notée par Nadejda
Mandelstam, la femme du poète, dans ses Mémoires : « Ce n'est pas l'héroïsme
mais l'endurance qui était notre unique qualité. »
Nathalie Crom
La Fin de l'homme rouge | Vremia second hand
(konets krasnovo tcheloveka), traduit du russe par Sophie Benech | Ed. Actes
Sud | 542 p., 24,80 €. (En librairie le 4 septembre.)
BIO EXPRESS de Svetlana Alexievitch
1948 Naissance à
Ivano-Frankovsk (Ukraine).
1967 Entrée à la faculté
de journalisme de Minsk (Biélorussie).
1985 Parution de La guerre
n'a pas un visage de femme et de Derniers Témoins.
1989 Parution des
Cercueils de zinc.
1997 Parution de La
Supplication.
Nathalie Crom - Telerama n° 3320
En savoir plus sur http://www.telerama.fr/livres/la-fin-de-l-homme-rouge-ou-le-temps-du-desenchantement,101351.php#Fce4h0Imp5xbcfKB.99
La biélorusse Svetlana Alexievitch a reçu, mardi 26
novembre, le prix du meilleur livre de l'année 2013, décerné par la rédaction
de Lire pour La Fin de l'homme rouge.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-meilleur-livre-de-l-annee-pour-la-fin-de-l-homme-rouge-de-svetlanas-alexievitch_1303002.html#dIwCS2qcbg4YHbDo.99
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/le-meilleur-livre-de-l-annee-pour-la-fin-de-l-homme-rouge-de-svetlanas-alexievitch_1303002.html#dIwCS2qcbg4YHbDo.99