mardi 13 mai 2014

Consolider l'Europe, Oui mais une Europe plus sociale, écologique et populaire (2/3)...

Sortir de L' Euro ? De l'Union ? (2/3 : les oppositions de fond) 
Pas évident de résumer et d’évaluer en un (gros) billet ce qui correspond à de nombreux livres publiés depuis plusieurs années. Complication : il existe une certaine diversité interne aux deux principaux pôles. Je l’évoquerai, sans pouvoir aller très loin.(carte libre de droit)
Commençons par ce qui est commun aux deux « camps » car c’est au moins aussi important que ce qui les divise. La galaxie intellectuelle à laquelle je m’intéresse est, pour résumer, celle de la gauche opposée au néolibéralisme, au « libre-échange », au projet de traité transatlantique, à la BCE actuelle et aux diktats de la Troïka, et, peut-être en premier, celle qui veut « arraisonner la finance ». Evidemment, cela crée des liens forts ! On peut donc souvent retrouver ces personnes et ces collectifs dans des mobilisations communes. Mais ils divergent entre eux sur les questions (en partie liées, mais pas tant que ça) de la sortie volontaire de l’euro (et de l’Union) et sur celle du « protectionnisme » que je ne traiterai pas pour le moment.
Aucun des protagonistes n’envisage une issue désirable dans le cadre des traités actuels. Avec ou sans euro, c’est toute l’Union qui est frappée par la libre concurrence, qui le sera par le traité transatlantique s’il est ratifié, qui subit l’impact des lobbies bruxellois sur les directives européennes, la libéralisation des services publics et bien d’autres dommages.
LE SCENARIO CENTRAL DES « CONTRE LA SORTIE VOLONTAIRE »
Pour eux, des réformes de fond des traités restent possibles, au prix de fortes mobilisations, résistances et formes de « désobéissance », portant principalement sur le statut de la BCE afin qu’elle joue un rôle de vraie banque centrale démocratisée, sur la règle d’équilibre budgétaire (largement contournée depuis des années, mais qui pèse toujours), sur une coordination économique tournée vers le soutien à l’emploi dans le cadre de la transition écologique et sociale, sur la lutte contre le dumping fiscal et social selon des principes d’Europe sociale et écologique.
Pour eux (comme pour moi), des réformes profondes de la finance, dont la séparation des banques d’affaires et de dépôt et une vraie taxation de TOUTES les transactions financières - deux domaines où… c’est la France qui bloque aujourd’hui des propositions européennes non négligeables ! - sont également possibles, tout comme l’éradication des paradis fiscaux. Le budget européen devrait être renforcé (mais par exemple un impôt européen sur les dividendes ou sur le patrimoine pourrait largement y pourvoir), tout autant que les pouvoirs du Parlement, avec à moyen terme un gouvernement européen découlant du suffrage universel. Personne ne pense évidemment que tout cela pourrait être obtenu d’un coup et vite. Mais tous estiment qu’existe la possibilité de construire dans les prochaines années un rapport de forces en faveur de ces transformations institutionnelles et que certaines de ces mesures sont même accessibles assez rapidement.
LE SCENARIO CENTRAL DES « POUR LA SORTIE VOLONTAIRE »
Ces derniers estiment que ce qui précède est « illusoire ». Une avancée du fédéralisme (démocratique, et non pas autoritaire) leur semble exclue. Il faut donc redonner marges de manœuvre et pouvoirs aux peuples et aux Etats nationaux, avant d’envisager de repartir dans un projet européen coopératif. Il faut par conséquent aussi en finir avec l’euro parce que, tel qu’il est, il fait plus de dégâts sociaux qu’il n’apporte de bénéfices. La sortie pourrait être organisée avec une « monnaie commune ».
Ce scénario a plus de variantes personnelles que le précédent, vu qu’il faut inventer des solutions politiques et économiques à la sortie de l’euro et que ces solutions sont diverses (voir par exemple les « scenarii de dissolution de la zone euro » de Sapir et Murer, téléchargeable). La reprise en mains ou « démarchéisation » de la finance est commune aux deux camps, mais le scénario de sortie est bien plus protectionniste, au sens classique des protections aux frontières nationales (droits de douane).
LA MONNAIE UNIQUE CONDAMNEE PAR LES ECARTS DE COMPETITIVITE ?
La solution pour remplacer l’euro se trouve notamment, avec des variantes, chez Jacques Sapir, Frédéric Lordon, Gaël Giraud ou Jacques Mazier. Le raisonnement, purement économique, est le suivant. Une monnaie unique n’a pas d’avenir dans un espace dont les pays ont de tels différentiels de gains de productivité, de gains salariaux et donc de compétitivité, sauf si le budget européen était multiplié par trois ou quatre et s’il était utilisé pour « faire du rattrapage » (des transferts) ce qui semble exclu à un horizon prévisible.
Aux Etats-Unis, explique Gaël Giraud dans son excellent livre « l’illusion financière » (voir mon billet du 7 juin 2013), « ces transferts atteignent jusqu’à 4 % du PIB, contre moins de 1 % au sein de la zone euro »… « On peut estimer que Berlin et Paris n’ont pas à verser 4 % de leur PIB en transferts au profit de Lisbonne ou Athènes. Mais, dans ce cas, il faut renoncer à prôner le fédéralisme européen ».
Avec la monnaie unique, dans leurs échanges entre eux, les pays dont la compétitivité reste durablement inférieure à celle du « meilleur » (l’Allemagne), voient leurs comptes extérieurs se dégrader inexorablement, privés qu’ils sont de l’arme de la dévaluation de leur monnaie. Il ne leur reste, éventuellement, que l’arme de la dévaluation « interne », c’est-à-dire le freinage ou la régression des salaires, l’austérité. Or autant cette solution peut fonctionner pour un temps en Allemagne, au prix de gros dégâts sociaux, autant elle entraine les pays en retard dans une spirale plus ou moins récessive. La monnaie unique creuse alors les écarts, c’est ce qui la condamne.
Quand je lis ces démonstrations, je suis perturbé. Et puis j’essaie de me ressaisir en me disant que c’est de l’économie, seulement de l’économie, et que les économistes peuvent se tromper, même ceux que j’apprécie. L’avenir d’une monnaie unique et de son espace économique ne serait qu’une question de compétitivité comparée ? Il n’y aurait que deux grandes « armes » : la dévaluation et l’austérité salariale ?
MES CRITIQUES DE CE RAISONNEMENT
Pourquoi alors, comme je l’ai montré, les principaux pays de la zone euro ont-ils vu pendant quinze ans, entre 1993 et 2008, leurs taux de chômage converger nettement, mais aussi, en tendance globale, leurs PIB par habitant, leurs gains de productivité du travail, leurs ratio de dette publique ? Pourquoi la compétitivité industrielle de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne était-elle bonne jusqu’en 2008 ? La belle démonstration précédente peut-elle être infirmée par les faits pendant quinze ans et vérifiée seulement depuis 2008 ? Il doit y avoir un truc qui cloche. J’ai fourni mon interprétation de ce truc : c’est La finance (et non la monnaie unique), relayée par la Troïka, qui est coupable de la divergence économique des pays européens après 2008.
Je me répète : il n’y aurait (probablement) pas eu de divergence économique notable dans la zone euro après 2008 si plusieurs des mesures raisonnables suivantes avaient été prises, AUCUNE N’EXIGEANT UN BUDGET EUROPEEN PLUS IMPORTANT : 1) si le « sauvetage des banques » s’était accompagné de contreparties exigées en faveur de l’économie réelle, d’une vraie séparation bancaire, et si besoin de prises de contrôle des banques les plus dangereuses ; 2) si la BCE avait coupé l’herbe sous le pied aux « marchés » en prêtant (directement ou indirectement) à 1 % aux Etats les plus endettés ; 3) si une partie des dettes publiques excessives, en particulier en Grèce, avait été jugée illégitime (ce qui était bien le cas) et annulée ; et 4) si la stratégie européenne d’austérité publique (dont même le FMI a fini par admettre qu’elle était dommageable) avait été rejetée.
La finance libéralisée a pu instrumenter – parce qu’on l’a laissé faire - l’existence d’une monnaie unique comme elle aurait instrumenté des monnaies multiples en les soumettant à une spéculation encore plus effrénée, non plus seulement sur les obligations (les dettes publiques), mais, en plus, sur les devises (les monnaies nationales). On aurait probablement alors assisté à d’autres grandes divergences, pas forcément les mêmes, mais non moins lourdes de conséquences, chaque pays livré à la spéculation se lançant dans une course à la « dévaluation-compétitive-qui-va-relancer-la-croissance » revenant plus ou moins à appliquer des plans d’austérité. Etienne Balibar estime à juste titre selon moi que l’on ne gagnerait rien au remplacement de la concurrence néolibérale actuelle par « une concurrence par la dévaluation » (Le Monde Diplomatique de février).
LA REPONSE : UNE MONNAIE COMMUNE SANS SPECULATION SUR ET ENTRE LES MONNAIES NATIONALES
Les partisans de la sortie ont une réponse à l’argument précédent. Un très bon exposé, avec les variantes et les alternatives, est celui de Jacques Mazier dans le livre des « atterrés ». La monnaie commune qu’ils préconisent est conçue ainsi. L’euro subsisterait, mais seulement pour les transactions hors de la zone euro. A l’intérieur de la zone, chaque État retrouverait une monnaie nationale (un euro-franc pour nous) dont la parité avec l’euro serait négociée chaque année par les responsables politiques, ce qui réduirait ou annulerait la spéculation sur ces monnaies nationales (mais pas sur l’euro externe). Avantages connexes : l’autonomie recouvrée des banques centrales nationales leur permettrait si besoin de « monétiser » leurs dettes nationales et de financer la transition écologique par la création monétaire.
Cela dit, il est clair que ces négociations resteraient des négociations de dévaluation ou réévaluation, même si elles ne s’effectuent pas sous la pression des marchés financiers. Immédiatement, la
dévaluation de la lire, de la drachme, du franc… s’imposerait par rapport au mark ou au florin (sinon, la proposition ne sert à rien). On peut prévoir une belle foire d’empoigne, certes politique, mais foire quand même, de sorte que l’argument de Balibar (une concurrence par la dévaluation) reste entier. Les avocats de la sortie restent discrets sur l’inflation (par le renchérissement des importations) suivant inévitablement la dévaluation, en général plusieurs dévaluations. En fait, on peut craindre qu’une autre modalité d’austérité (baisse du pouvoir d’achat du fait de l’inflation importée, à commencer par la facture énergétique) ne soit la conséquence de ces dévaluations.
L’Allemagne, souvent citée par Lordon comme obstacle décisif à toute issue coopérative au sein de l’Union, aurait tout à perdre (dans la logique qui est actuellement la sienne), vu que ces dévaluations annuleraient tous les « efforts » accomplis depuis dix ans, sur le dos de ses salariés et de son peuple, pour booster sa compétitivité extérieure vis-à-vis du reste de la zone euro. Elle s’y opposerait avec la même vigueur qu’elle s’est opposée à toute idée de vraie banque centrale capable de prêter directement aux Etats. Et si un de ces jours les dirigeants allemands changeaient de position, parce que ça peut bouger dans ce pays aussi ( Voire Guillaume Duval) , alors les propositions de réformes profondes des traités et de la BCE portées par l’autre camp pourraient retrouver autant de couleurs que celles que je viens de citer.
Par conséquent, cette monnaie commune, qui a tous les atours d’une solution coopérative, ne l’est pas plus à mes yeux que la monnaie unique actuelle. Dans les deux cas, la suite dépend non pas principalement de la monnaie (c’est le fétichisme de la monnaie), mais d’un sursaut dans plusieurs pays, de la capacité à arraisonner la finance et de faire prévaloir un projet écologique et social en Europe et dans chaque pays.
UN BUDGET EUROPEEN PLUS IMPORTANT ?
Oui, il faudrait plus de transferts budgétaires et un plus gros budget pour l’Union, qui n’a même plus les moyens de verser des fonds structurels ayant l’ambition de ceux des années 1990 alors qu’il en faudrait plus dans cette Europe trop vite élargie. Mais les partisans d’une sortie en rajoutent une louche en évoquant 4 ou 5 % du PIB européen comme condition nécessaire à la « non sortie ». Il n’existe pas plus de montant optimal d’un budget européen solidaire qu’il n’existe de taux de chômage optimal ou de ratio de dette optimal, n’en déplaise aux modèles sophistiqués de « zone monétaire optimale » des économistes. L’analogie avec les Etats-Unis n’est pas pertinente selon moi, et l’évocation du « fédéralisme » est bien trop vague, tant ses variantes sont nombreuses.
Aucune des mesures que j’ai citées et qui auraient permis de juguler la crise en 2008-2009 n’exige un plus gros budget. Et si, à l’avenir, il faudrait en effet l’augmenter, on peut aussi affirmer qu’il existe bien d’autres modalités de solidarité économique et financière entre des Etats si l’on souhaite une certaine convergence de leurs destins. Au moins aussi importante serait une « solidarité non budgétaire » appuyée notamment 1) sur une BCE qui aurait pour mission l’attribution de crédits à des taux très bas (de la création monétaire sélective) aussi bien pour la transition écologique que pour la convergence sociale, et bien évidemment pour dégonfler les dettes publiques excessives, 2) sur une convergence fiscale commençant par l’impôt sur les bénéfices des entreprises (ou sur les dividendes), et 3) sur le boycott des paradis fiscaux par les pays de la zone euro.
Et puis il y a, toujours hors budget communautaire, ce que beaucoup d’économistes (pas tous) laissent de côté : la « convergence par les règles », qui, si elles vont dans le bon sens, contraignent les Etats membres (et/ou leurs entreprises) à utiliser leur propre budget à des fins sociales ou écologiques. Des exemples ? Oui, très nombreux, dont celui-ci : pendant les années 1980-90, et en particulier entre 1989 et 1992, plus de trente directives « progressistes » ont été adoptées, souvent à l’initiative des syndicats, sur l’amélioration des conditions de travail et de la santé au travail. Voir ce remarquable article de Laurent Vogel « Le travail, grand absent du scrutin européen », dont je reparlerai, ainsi que, du même auteur, un article de la « BTS newsletter » de mars 1998 sur l’application de ces directives au cours des années 1990.
Ce qui précède est-il plus ou moins « réaliste » que les scénarios de sortie ? Ce sera pour le prochain billet, dernier épisode de la série : Sortir de l’euro ? De l’Union ? (3/3 : quelle voie est la plus « réaliste » ?).
Cet article a été posté le Jeudi 17 avril 2014, Jean Gadrey

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